Joker de Todd Phillips : un succès expliqué par notre époque ?



Avant d'écrire cette critique, j'ai dû réfléchir à ce que je considère comme étant un bon film. Est-ce un film qui m'a fait éprouver des sentiments positifs ? Peut-on dire cela d'un film qui m'a bousculé, dérangé dans le mauvais sens du terme ? N'est-ce pas le but de l'art et du cinéma en général que de faire ressentir des choses ? Et si c'est bien le cas, suis-je en droit de renier ces émotions, de chercher à les réprouver ?

Bien qu'elle se situe dans les années 80, l'action du Joker semble terriblement ancrée dans l'époque contemporaine : la révolte des déshérités contre les privilégiés, les images d'émeute qui renvoient à la déliquescence d'un rêve américain qui ne se serait jamais concrétisé, les meurtres de sang-froid qui évoquent inévitablement les attentats fraîchement ancrés dans notre mémoire.
Le fait d'avoir choisi un contexte historique est peut-être une excuse, une diversion pour que le spectateur puisse regarder ailleurs et ressentir du soulagement lorsqu'il sort de la salle. Mais que c'est difficile de trouver un répit lorsque le corps décharné de Joaquin Phoenix tente de déchirer frénétiquement sa chaussure, lorsque son rire fanatique résonne dans la salle de projection, ou lorsqu'il danse de façon absurde après un meurtre.
Je ne crois pas que le film fasse preuve de complaisance vis-à-vis de ce héros sociopathe, qui ne serait qu'un produit de la société et de la misère causée par ses membres les plus riches. Mais cette façon de nous forcer à voir les choses de son point de vue, à ressentir de l'empathie vers ce personnage pathétique et ignoble à la fois m'a beaucoup perturbé. Ce sentiment est renforcé par le fait qu'on ne trouve aucun personnage positif, aucun repère moral pour offrir un semblant d'échappatoire à ce pessimisme.
Le plus choquant, je trouve, n'est pas la lente descente aux enfers - finalement compréhensible - du personnage d'Arthur Fleck, mais la réaction d'une frange de la société qui non seulement ne condamne pas ses actions, mais va jusqu'à glorifier ses crimes. On pourrait arguer que c'est un point assez peu réaliste du scénario, mais malheureusement, l'histoire nous a démontré à de trop nombreuses reprises à quel point l'homme pouvait faire des erreurs collectives.
Le film en appelle également à notre propre violence intérieure, ce sentiment primitif qui veut que nous résolvions nos problèmes de manière brutale et radicale. Lorsque Arthur Fleck tue pour la première fois les voyous de Wayne Enterprise qui le frappent, on ressent aussi une certaine forme de soulagement, comme si une certaine justice venait d'être exécutée.
Alors oui, la partition de Joaquin Phoenix est fantastique, et mérite amplement les récompenses qui lui ont été (et lui seront encore) attribuées. La cinématographie est on ne peut plus adaptée à la noirceur des événements décrits. La musique rajoute encore - si besoin en était - une dose d'angoisse et d'absurdité aux images dont nous sommes témoins.
Le lien avec la mythologie Batman est assez ténu mais c'est cohérent avec le choix scénaristique. C'est moins un film sur le Joker, que le récit d'un sociopathe désaxé  prenant comme excuse le cadre de l'univers DC Comics. Le meurtre de Thomas Wayne devient politique, le père de Batman dévoile une facette cynique bien éloignée des représentations idéalisées dont il avait bénéficié jusque là.
A une époque où les scènes de chaos urbain sont quotidiennes, où des tueries aveugles similaires sont commises par des individus nihilistes qui se sont mis à l'écart de la société, ce film résonne avec une justesse dérangeante. A l'heure où les crises écologiques, sociales et politiques sont majeures, où les termes d'effondrement et de collapsologie sont devenus le lot quotidien, Joker s'inscrit dans cette mouvance catastrophiste avec une fidélité quasi-prophétique.

Muturscore : 5/10 "Il est assez remarquable pour un grand studio d'afficher un parti-pris aussi extrême pour un film issu d'un univers de super-héros. Je reproche souvent aux blockbusters leurs compromis, leurs concessions et au final, leur standardisation dans l'insipide. C'est l'extrême opposé avec Joker. Le film de Joaquin Phoenix est profondément dérangeant, et plonge le spectateur dans un abîme vertigineux qui n'est que trop réel. En tant que cinéphile, je suis content que ce film existe. En tant que citoyen du monde, en me renvoyant devant tout le désespoir d'aujourd'hui, il m'a mis profondément mal à l'aise. C'est peut-être de la lâcheté que de refuser de regarder cet abîme en face, mais je ne peux aimer ce film."

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